Barcelone la fière se lézarde
LE MONDE | 01.12.07 | 13h35
- BARCELONE ENVOYEE SPECIALE
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Ee premier effondrement s'est produit début octobre. Ce jour-là, à Bellvitge, dans la banlieue sud de Barcelone, le bas-côté de la voie de chemin de fer s'est brusquement affaissé, miné par les travaux voisins de la ligne à grande vitesse qui reliera prochainement Madrid et Barcelone. Dans les jours qui ont suivi, une vingtaine d'autres petits gouffres se sont creusés sous les rails des trains du sud de la capitale catalane. La paroi d'un tunnel a même menacé de s'effondrer sur la voie. Le temps de réparer les dégâts et de consolider le sol, le trafic de trois lignes de la banlieue de Barcelone a finalement dû être suspendu six semaines.
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Des dizaines de milliers de voyageurs ont été privés de trains et soumis à d'épuisantes pérégrinations pour se rendre à leur travail. Les entreprises ont dû faire face aux retards de leurs salariés. Les routes ont été saturées. Depuis plusieurs semaines, face au chaos, Barcelone la moderne, la dynamique, l'avant-gardiste, se découvre percluse et corsetée, en manque d'infrastructures, quand Madrid se développe à grand renfort d'autoroutes, de TGV et d'un terminal aéroportuaire flambant neuf.
Ces effondrements de terrain en série ont accentué la fracture entre la Catalogne et Madrid. Furieux, les Catalans ont le sentiment de payer des années de négligence de la part du gouvernement central. Ils estiment avoir largement contribué, par la redistribution fiscale, au développement d'autres régions d'Espagne et, en retour, ils se sentent pénalisés par des équipements de transports sous-dimensionnés, obsolètes et onéreux pour les usagers.
Le constat est partagé par la droite et la gauche, les nationalistes et les non-nationalistes. "Ces dix dernières années, résume Joan Rosell, président de Foment del Treball Nacional, l'organisation patronale catalane, pour un apport d'au moins 18,8 % du PIB espagnol (chiffre actuel), la Catalogne n'a reçu que 13,5 % des investissements publics, nettement moins que Madrid par habitant. Chaque année, un quart des investissements prévus n'est pas exécuté. Les besoins sont d'autant plus grands qu'en sept ans, la population est passée de 6,2 à 7,2 millions de personnes." Le "ministre" de l'équipement du gouvernement catalan, le socialiste Joaquim Nadal, fait chorus. "Nous payons trente ans de sous-investissement. Depuis longtemps, aucune infrastructure importante n'a été menée à bien en Catalogne. On a fait des tronçons de routes ou de chemins de fer, mais rien de complet. Or le nombre des usagers des trains de banlieue, par exemple, a augmenté de 50 % en dix ans."
A vrai dire, l'exaspération des Barcelonais avait déjà pris naissance cet été, lorsqu'une incroyable série de défaillances dans les équipements collectifs avait semé le chaos pendant plusieurs semaines. Alors que les travaux de la voie à grande vitesse perturbaient déjà les trains de banlieue, le 23 juillet, une panne d'électricité géante avait privé de courant 350 000 habitants pendant plusieurs heures. Début août, les autoroutes s'étaient engorgées au point que le gouvernement régional avait dû lever les barrières de péage pour débloquer la situation. Finalement, l'aéroport avait à son tour été saturé et les voyageurs contraints à des heures d'attente.
Pour tenter d'apaiser la crise qui frappe l'un des principaux "réservoirs" d'électeurs socialistes, José Luis Rodríguez Zapatero avait promis des investissements supplémentaires pour l'extension de l'aéroport et pour le port, et il s'était engagé à ce que la ligne de train à grande vitesse, dont la réalisation traîne depuis douze ans, soit inaugurée le 21 décembre. Les affaissements de terrains de cet automne feront probablement mentir le président du gouvernement, car les travaux conduits ces derniers temps à marche forcée ont été ralentis pour permettre la réparation des lignes de banlieue.
"Le paradoxe, relève Joaquim Nadal, c'est que cette crise intervient à un moment ou les engagements de l'Etat en Catalogne n'ont jamais été aussi importants : 30 milliards d'euros pour les sept prochaines années." Les investissements budgétés cette année ont augmenté et l'Etat s'est engagé à investir à l'avenir au moins à hauteur de l'apport catalan au PIB espagnol, soit 18,8 %. Le nouveau terminal de l'aéroport devrait ainsi entrer en service d'ici à 2009.
Les Catalans trouvent dans cette crise des motifs pour instruire le procès du "centralisme" espagnol. Là où un regard français croit voir un modèle de décentralisation, ils perçoivent un pouvoir central qui ne cède pas un pouce de ses prérogatives en matière fiscale - à l'exception du Pays basque et de la Navarre, les régions ne lèvent pas l'impôt - et d'infrastructures, que ce soit par l'investissement ou la gestion : ni les aéroports ni les chemins de fer - pas même ceux de banlieue - ne sont confiés aux régions. "Nous avons un problème avec la technostructure de l'Etat, résume Joan Rosell. Tout ce que nous demandons, c'est une gestion professionnelle et autonome des grands équipements, faite d'ici."
"BALANCES FISCALES"
Les nationalistes vont plus loin. Parmi eux, l'économiste Ramon Tremosa, spécialiste des relations économiques entre la Catalogne et le reste de l'Espagne, assure que, "avec les régions autonomes, le centralisme espagnol s'est renforcé et modernisé. Des investissements massifs de l'Etat visent à organiser l'Espagne autour de Madrid. C'est le cas des lignes de trains à grande vitesse distribuées en étoile à partir de Madrid ou encore de l'agrandissement colossal de l'aéroport de Barajas, qui attire les entreprises internationales au détriment de Barcelone." Pour mesurer l'ampleur de leur contribution nette au financement des autres régions, les Catalans demandent que les chiffres soient rendus publics par l'Etat. En vain : ces "balances fiscales" sont l'un des secrets les mieux gardés d'Espagne. "Ils ne les donnent pas parce que cela nourrirait l'indépendantisme", dit M. Tremosa.
Cette crise "ferroviaire" intervient après que l'élaboration, dans la douleur, du nouveau statut de la Catalogne, eut ravivé les préjugés et les tensions entre Madrid et Barcelone. Ce débat plein d'acrimonie avait laissé indifférents une bonne partie des Catalans, comme l'a prouvé l'abstention record lors du référendum qui a sanctionné son adoption. En revanche, la "galère" des trains de banlieue les a frappés dans leur quotidien. "S'il y avait un référendum, les indépendantistes ne seraient pas majoritaires, mais ils seraient plus nombreux qu'avant, résume Jordi Pujol, chef nationaliste qui a présidé le gouvernement catalan pendant vingt-trois ans. Ces dernières années, le discours espagnol a été agressif et négatif par rapport à la Catalogne. On a franchi les limites de la considération à laquelle la Catalogne a droit. Cela peut déclencher des réactions d'éloignement."
Le socialiste Joaquim Nadal veut croire qu'à moyen terme la crise ne laissera pas de séquelles. "La Catalogne, explique-t-il, a été défavorisée pendant trente ans, car le gouvernement central avait d'autres priorités : équiper les régions les plus défavorisées, comme l'Andalousie. Depuis, l'Espagne s'est rééquilibrée, en équipements comme en niveau de vie. Il serait plus grave qu'à partir de maintenant on continue de priver la Catalogne de sa capacité de développement."
Cécile Chambraud
Article paru dans l'édition du 02.12.07.